A l’endroit du drame, la vitesse était limitée à 50 km/h (fait rare à l’époque) et il avait plu. Le choc fut si violent que la voiture se trouva comme enroulée autour d’un platane et les deux occupants furent tués sur le coup.
Prévenus, les parents Andrée et Jean Saint Aubin ainsi que le frère de Jean-Claude, François, sont effondrés. Huit jours après l’accident, ils se rendent sur le lieux du drame. Andrée refuse l’idée que son fils soit responsable de l’accident – «Il conduisait trop bien».
Des habitations étant proches de l’endroit du choc, plusieurs personnes arrivèrent près du véhicule 3 à 5 minutes après l’accident. Ces citoyens furent entendus lors de l’instruction, mais comme souvent, les témoignages ne concordaient pas.
L’armée impliquée
Le 19 août, les Saint-Aubin, de retour à Fréjus, entendirent Mme Lasserre, pompiste, affirmer que l’un de ses clients lui avait dit qu’un camion militaire était impliqué dans l’accident. C’était un harki (1) nommé Mohamed Moualkia qui lui avait raconté cela. Il semblait que ce dernier ait été le seul témoin direct de l’accident. Les gendarmes trouvèrent en effet qu’une camionnette militaire Renault était bien sortie ce matin-là. Le carnet de bord du véhicule mentionnait un départ à 7h et un retour à 7h20. A l’avant se trouvait le soldat Toundi, Nigérien, et le caporal Sangouan, originaire de Haute-Volta. Ils dirent à la police avoir vu l’accident en passant aux Escalpes et ajoutèrent qu’il «n’y avait personne». Pourtant ils ne s’arrêtèrent pas. Au retour, les gendarmes faisaient la circulation. Problème, l’accident se produisit vers 7h et dès 7h05, il y avait déjà des personnes autour de la voiture. Quant aux gendarmes, ils n’arrivèrent que vers 7h30 ou 40. Ils modifièrent ultérieurement leur témoignage, donnant une version plus plausible.
Mohamed Moualkia n’habitait plus dans la région, et les gendarmes avaient noté que la feuille de présence de la cimenterie où il se rendait indiquait qu’il était arrivé à 5h, donc bien avant l’accident. Comme aucun témoin ne l’avait aperçu, on en resta là. En 1965, les Saint-Aubin retrouvèrent Moualkia, qui renouvela son témoignage: un camion militaire garé sur le bas-côté de la chaussée avait bien démarré en se déportant vers le milieu de la route, au moment précis où arrivait la Volvo. De plus, le camion était suivi d’une Peugeot 203 noire, dotée d’un insigne tricolore sur sa plaque (véhicule militaire). Il ajouta qu’il était bien arrivé à 7h à l’usine. En 1966, les Saint-Aubin se rendirent sur place et constatèrent que le registre avait été raturé: un 5 rajouté sur le 7… Quant aux témoins Toundi et Sangouan, leur bataillon africain ayant été dissous, ils étaient rentrés dans leurs pays respectifs.
Des rapports compliqués
Dès le début de l’affaire, les rapports entre la famille Saint-Aubin et la justice furent compliqués. Les juges successifs considéraient qu’il s’agissait d’un simple accident routier, tandis que les Saint-Aubin pensaient que leur fils n’était pas responsable. L’époque était propice à des opérations clandestines des services secrets français, notamment à l’encontre des partisans de l’Algérie française. Le SAC (Service d’action civique) était intervenu avec des méthodes radicales, y compris à l’étranger.
Quoi qu’il en soit, il est vrai que dans cette affaire, la justice s’est souvent montrée pusillanime. Elle aurait notamment pu entendre Mohammed Moualkia plus vite (ce fut fait en août 1966 seulement). Les Saint-Aubin firent feu de tout bois et les non-lieux successifs ne les découragèrent pas. En 1972, un juge demanda une enquête sur l’ensemble de la procédure. Tous les témoins furent réentendus mais une nouvelle fois, le dossier fut vite refermé. Peu à peu, les Saint-Aubin et surtout Andrée se persuadèrent que leur fils avait été assassiné par erreur et que la personne visée faisait partie de l’OAS (2). Un ancien membre de l’organisation, domicilié à Genève, un certain Méningaud, affirma qu’il était visé. Il devait se rendre secrètement le même jour dans le sud de la France et possédait une Volvo immatriculée à Genève, du même modèle que celui du jeune Saint-Aubin. Pourtant un autre membre de l’OAS, Jacques Susini (3), se montra plus circonspect. Pour lui, Méningaud n’était pas fiable et il ne pouvait croire à un attentat organisé avec un camion de l’armée conduit par des soldats du contingent. De plus, il eût fallu être sûr que la voiture roule vite et qu’elle s’encastre bien dans l’un des trois platanes présents à cet endroit…
Après de nombreuses années de procédures et de rebondissements, en 1990, l’Etat français dédommagea les Saint-Aubin pour mauvais fonctionnement de la justice. L’implication involontaire de la camionnette militaire était admise, mais la vitesse de la Volvo estimée entre 100 km/h et 120km/h était également soulignée. Jusqu’à sa mort en 2003, Andrée Saint-Aubin resta persuadée que son fils avait été «exécuté» par erreur.
Frédéric Schmidt
1. Harkis: Algériens enrôlés comme auxiliaires de l’armée française pendant la guerre d’Algérie, de 1954 à 1962. Ils ont été massacrés en grand nombre lors de l’indépendance.
2. OAS: Organisation Armée Secrète, mouvement qui regroupait des adversaires de l’indépendance de l’Algérie. Farouchement anti-gaullistes, ils ont plusieurs fois tenté d’assassiner le général. Pour les combattre sans impliquer les services secrets officiels, les gaullistes avaient recruté ce que l’on appelait alors des «barbouzes» pour mener une contre-guérilla et éliminer physiquement les membres de l’OAS.
3. Jacques Susini: membre de l’OAS. Il fut l’un des organisateurs de l’attentat du Mont-Faron (Toulon) contre le général de Gaulle, le 15 août 1964.