Durant les années 60 et 70, la doxa de gauche dominait: écoles, universités, journaux, éditions, intellectuels médiatiques. Le peuple votait à droite mais pensait avec les catégories mentales de la gauche. Après Mai 68, les intellectuels de gauche s’attendaient à ce que le peuple des travailleurs, des petites gens, des «damnés de la Terre» endosse l’idéal de la révolution et soit le porte-parole du nouveau monde triomphal. L’attente durant une vingtaine d’années; rien ne se passa, car les classes sociales modestes entendaient se hisser au niveau des classes moyennes, emprunter l’échelle sociale, et elles ont adopté, au lieu de le combattre, le système capitaliste. Le Grand Soir s’éloignait! Alors il a fallu trouver d’autres porte-drapeau plus dociles pour exhiber le flambeau de la gauche toute-puissante intellectuellement. On a désigné diverses minorités (féministes, antiracistes, antifascistes, LGBT, pro-musulmans, immigrationnistes, communautaristes, etc.) capables de se draper de l’idéal de la révolution anticapitaliste, de les unir sous une même banderole pour qu’elles fassent nombre, et de fédérer derrière elles la gauche déçue par un prolétariat peu enclin à la dictature. Elle se fédéra, mais elle perdit dans cette subordination sa spécificité doctrinale. Au fond, elle se fragmenta comme étaient elles-mêmes fragmentées les minorités qu’elle servait. Elle perdit presque toutes ses convictions, quitte à devenir essentialiste, antilaïque, communautariste, islamo-gauchiste. Et à défendre souvent l’indéfendable, comme la censure, parce que certains intellectuels adoptaient les lignes politiques de la droite. La gauche noya toutes ses idées dans la soupe fade de ces minorités. Elle y ajouta le wokisme et abandonna toute référence à l’universalisme. Or ces minorités enflèrent comme la grenouille de la fable, et la gauche pâlissait en proportion, tant et si bien qu’il a fallu pour ne pas perdre pied redéfinir l’ennemi: une fantomatique extrême droite aux contours flous, et faire résonner le gros tambour creux de l’antifascisme.

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