L’angélisme simplificateur de notre temps fait des ravages dans tous les domaines. Débarrassée de l’histoire ou du peu qu’il en reste dans l’esprit des gens, la survalorisation du présent a noyé le passé dans la bouillie moralisatrice (on juge le passé avec nos yeux d’aujourd’hui, avec nos émotions), et les dévots ont réussi à faire croire que rien ne valait le présent. L’être humain appartient à une source qui le précède et le transcende, il vient après; et appartenir c’est trier, c’est-à-dire établir des hiérarchies dans l’ordre des importances, et donc exclure. Ces hiérarchies, les néo-modernes n’en veulent plus au motif de l’égalité et de l’inclusif! Nous sommes devenus, tous autant que nous sommes, des spectateurs, des êtres aspirés par le flux des images. Or voir n’est pas savoir. Savoir nécessite de fermer les yeux pour retrouver un peu la perspective du temps qui passe, pour retrouver un instant l’autorité de l’œuvre d’art.
Un des rôles du passé est de contester au présent le monopole de la présence. Les simplificateurs s’attaquent donc à ce passé encombrant, en brandissant le missel de la moralité: déboulonnons les statues, changeons les noms des lieux, expurgeons les œuvres d’art, cachons ces propos qu’on ne saurait voir, rectifions l’orthographe, favorisons les lectures fugaces, discontinues, orientées vers la recherche d’informations! L’écriture inclusive, cette insondable bêtise d’obligation du bégaiement, passe pour la conquête majeure de l’égalité, que chacun suit avec une docilité exemplaire. Et pour ne pas permettre au spectateur d’applaudir le meurtre d’une femme, le metteur en scène Leo Muscato a choisi de faire assassiner Don José par Carmen!
Carmen, séductrice et rebelle, est poignardée par le brigadier Don José dans l’œuvre de Bizet. Mais le meurtre de Carmen n’a jamais été un happy end ! Or l’heure est au retournement de situation, à la vengeance néoféministe et non à la subtilité. Retour du balancier, on fait d’elle une tueuse qui, au nom des femmes battues, prend sa revanche sur le mâle blanc.