A quoi ressemblent les langues idéologiques d’aujourd’hui? Le lecteur se doute que nous allons répondre: un peu des trois. Mais d’autres facteurs plus récents s’ajoutent.
Le premier est le «politiquement correct». Dans la décennie 1980, on commence à employer l’expression aux États-Unis (vite abrégée en PC pour political correctness). Ce sont des formules et vocables qui se réclament d’une vision «ouverte et moderne» du monde. Elle impose de reformuler les façons anciennes de nommer certaines catégories de gens ou certaines notions. Non seulement le PC multiplie les interdits et les expressions figées (avec périphrases ridicules), mais il le fait au nom d’un impératif: ne pas offenser telle catégorie – minorités ethniques, femmes –, telle forme de sexualité, tel handicap, tel mode de vie, telle conviction. Le tout pour ne pas discriminer. Des phrases sont bannies non parce qu’elles seraient fausses (rappelons que nommer, c’est discriminer, pour bien distinguer ce dont on parle de tout le reste), mais parce qu’elles provoqueraient une souffrance ou une humiliation. Elles révéleraient une domination. Le parler ancien serait plein de stéréotypes, globalement imposés par les hommes blancs hétérosexuels prospères et conservateurs. Lexique et grammaire (prédominance du masculin en français) refléteraient un rapport de pouvoir à déconstruire. Pour le remplacer par un langage convenu (par qui, au fait?) et de nouveaux rapports de respect et de tolérance.
Tous complices?
Ce raisonnement repose sur trois présupposés. D’abord que ceux qui ont produit la langue jusqu’à présent (le peuple et les écrivains) ignoraient la nature oppressive de la langue et, partant, étaient complices des dominants. Seconde idée: une minorité éclairée est, elle, en mesure de déconstruire le complot séculaire et de fixer les bonnes dénominations, source des bonnes pensées. Troisième postulat: imposer la pensée correcte par les mots rectifiés, c’est supprimer la source du mal, dans la tête. Cela permet de criminaliser toute critique: par les mots mêmes que vous employez, ou votre refus du PC, vous êtes du côté des oppresseurs et des abrutis. Donc vous ne pensez pas vraiment: votre tête est pleine de stéréotypes, dont nous allons vous guérir.
À un degré plus avancé, se développe l’écriture inclusive, qui, au mépris de la grammaire, impose des contorsions destinées à établir l’égalité entre masculin et féminin. Le but est que personne ne puisse se sentir mal représenté ou lésé par l’orthographe. Double bénéfice: ceux qui l’adoptent se forment au dogme et ceux qui la maîtrisent manifestent leur supériorité morale. On gagne à tous les coups: qui ne parle pas comme moi (par exemple, qui doute de la «théorie du genre») ne pense littéralement pas, il a des fantasmes et des haines. Et comme la langue est performative (elle a des effets dans la vie réelle), il est comme responsable de quelques crimes relevant du sexisme, du patriarcat, du colonialisme.
Amusant paradoxe: si la novlangue de Big Brother s’assume comme langue d’autorité, le politiquement correct se pare des prestiges de la critique. S’il s’impose c’est, disent ses partisans, pour nous libérer et parce que nous étions aliénés. Ce qui lui permet, en toute bonne conscience, de transformer des opinions adverses en délits. Le jour où nous parlerons comme des robots, nous serons totalement libres.
Marqueurs progressistes, marqueurs conservateurs
Bien entendu, la plupart des éditorialistes ou des hommes politiques ne parlent pas comme des décoloniaux intersectionnels queers. Leur discours, surtout à l’heure du «en même temps», fonctionne plus banalement avec un stock de mots éprouvés et rassurants: compétitivité, ouverture, société civile, transition écologique, parité, décentralisation, attentes sociétales, participation citoyenne, dimension européenne, dialogue. La tendance à la standardisation se renforce avec des tics verbaux comme «être en capacité de» ou «dans une logique de dialogue». De ce point de vue, le discours macronien n’est pas fondamentalement différent de la rhétorique progressiste libérale-libertaire typique des classes dominantes européennes. Mélangeant parler techno-libéral et inévitable appel aux valeurs, il opte pour le sens le moins discriminant possible et les affirmations les plus tautologiques et morales. Le tout sous le chapeau du «progressisme», dont on croit comprendre qu’il consisterait à accorder plus de droits et de libertés à chacun dans un cadre de prospérité et de sécurité. Difficile d’être férocement contre.
Le problème de cette néo-langue de coton est qu’elle suscite deux fortes oppositions, celle du réel et celle de couches sociales rétives au parler d’en-haut.
Une grande partie du discours des élites consiste, sinon à dire que tout va bien et qu’il n’y a pas d’alternative, du moins à faire oublier les réalités déplaisantes. D’où un code du déni. Le citoyen moyen a une idée de ce que cachent des euphémismes comme: mineurs non accompagnés, dommages collatéraux, drague qui a mal tourné, individu déséquilibré muni d’un couteau, islamiste modéré, échauffourées dans un quartier sensible, faire société, croissance négative ou restructuration de l’entreprise.
L’autre menace pour la langue dominante serait que les dominés ne la pratiquent guère. Quiconque a fréquenté un rassemblement de Gilets jaunes a compris que l’on n’employait pas les mêmes périphrases que sur les plateaux de télévision et dans les beaux quartiers. Mais il y a plus: quand une domination idéologique recule, cela se traduit aussi par une lutte du vocabulaire. En sens inverse: de repentance à bobos, de mondialisme à immigrationnisme, d’oligarchie à extra-européen, d’islamo-gauchisme à dictature de la bien-pensance, certains termes sont devenus des marqueurs conservateurs. Autant de termes mauvais à dire et de thèmes mauvais à penser pour les tenants d’une hégémonie qui se réclame du progrès et de l’ouverture.
Sans parler des lois contre les fake news, de la lutte contre le discours de haine, les bons esprits veulent démasquer et endiguer le discours «réac» paré d’un charme sulfureux anti-establishment et subversif. D’autant qu’il dénonce la censure conformiste et le totalitarisme latent des bien-pensants en un singulier retournement. Du coup, on s’inquiète de la montée intellectuelle du «national-populisme». Comme si un certain héritage – Lumières, Mai 68, multiculturalisme – était menacé par une «révolte contre la révolte» des réactionnaires. Et comme si leur reconquête intellectuelle passait aussi par les mots.
Certains termes agissent comme des déclencheurs. Ainsi, même en période de coronavirus et tandis que de nombreux pays ferment les leurs, le seul emploi du mot «frontière» suscite un rire méprisant et un soupçon politique («relents identitaires»?). Peuple, Nation, dictature médiatique, élites, étranger, oligarchie, islamiste, culture, identité, sont des marqueurs dont l’emploi sur un plateau de télévision ne peut que déclencher en riposte un «mais qu’entendez-vous par là?» ironique. La question est en réalité une mise en cause destinée à bien marquer la différence entre, d’une part, un langage totem démocratique apaisé d’ouverture qui va de soi, et, d’autre part, des termes tabous qui pourraient bien dissimuler des stéréotypes archaïsants, des arrière-pensées suspectes et le début d’un langage totalisant.
On répète souvent la phrase de Confucius, «pour rétablir l’ordre dans l’empire il faut commencer par rectifier les dénominations», ou celle de Camus, «mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde». Et c’est vrai. Mais encore faut-il se rappeler que le désordre et la confusion des mots servent les détenteurs d’un pouvoir: celui de nommer ou d’occulter.
Texte (non parodique) de présentation de la collection «Raison de plus»,
chez Fayard.
«Les valeurs qui avaient guidé la construction des démocraties libérales sont remises en cause, les clivages politiques traditionnels disqualifiés, les débats encombrés d’idées bradées en une poignée de signes, d’opinions brandies comme des vérités, et débitées dans une accélération frénétique… Contre les vents contraires de l’Histoire, la pression des idées reçues et les idéologies avançant sous le masque d’un prétendu pragmatisme […]. Réconcilier le savant, le politique et le citoyen, faire le pari de la raison et de l’intelligence collective pour retrouver le chemin d’un progrès devenu si difficile à définir».
François-Bernard Huyghe
Cet article est paru dans la revue «Constructif», publiée par la Fédération française du bâtiment. Il est reproduit ici avec l’aimable autorisation de la FFB et de l’auteur.