Kessel, témoin engagé de la marche du monde, baroudeur et membre de l’Académie française, reste présent à la fois comme écrivain – ses chefs-d’œuvre «Les Cavaliers» et «Le Lion» sont toujours lus, notamment par les adolescents qui y trouvent le souffle épique d’un grand voyageur – et comme grand reporter. Pour les jeunes journalistes, il incarne en effet, avec Albert Londres, le mythe du reporter, comme le souligne Serge Linkès dans l’éclairante introduction qu’il signe dans les deux forts volumes de la Pléiade consacrés aux romans et récits de Joseph Kessel, né en Argentine en 1898. Un Album Pléiade complète cette parution de celui qui disait se demander «ce qu’ont bien pu faire les gens avant Gutenberg».
Si celui qui composa en mai 1943, avec son neveu Maurice Druon et Anna Marly pour la musique, l’intemporel «Chant des partisans», devenu l’hymne de la Résistance française et dont les nobles paroles peuvent accompagner aujourd’hui encore toutes les résistances aux barbaries qui ont changé de visage mais pas de nature, peut être considéré comme un écrivain, longtemps il fut simplement réduit à un journaliste sachant écrire. Joseph Kessel appartient en effet à cette période de l’histoire de la presse de l’Entre-deux-guerres où les grands patrons publiaient de grands reportages utilisant quantité d’adjectifs et d’images qu’aujourd’hui les rédacteurs en chef jugeraient encombrants et inutiles. Kessel incarne ce rythme sonore et coloré qui séduit les lecteurs: il campe le décor, s’attarde sur un détail de rue, capte un regard franc ou sournois, rebondit sur une réflexion, pour retenir le lecteur, comme l’indique Gilles Heuré dans le bel Album Kessel. Jef, comme l’appelaient ses amis, fait siennes les trois fonctions du reportage: informer, convaincre, émouvoir.

Journaliste ou Ècrivain?

Le journal (français) «Le Matin», dans ses bandeaux, présentait Kessel comme «notre collaborateur Joseph Kessel, aussi puissant journaliste que grand romancier». Cette double appartenance qui accompagna jusqu’à sa mort en 1979 le Lion ou l’Empereur, surnoms si mérités pour cet aventurier courageux qui a traversé le XXe siècle, lui coûta, dans le milieu littéraire, la couronne d’écrivain. Beaucoup considéraient qu’un écrivain digne de ce nom ne devait pas se compromettre dans la grande presse. «Kessel, reporter-romancier ou l’inverse, ignore le trait d’union, puise dans le reportage pour nourrir le roman, alerte à en franchir les frontières, habile à en négocier les rythmes. Il sait recycler ses reportages en romans ou en récits (…)», résume Gilles Heuré.
De ses articles, il tire des livres, élaguant les premiers pour faire en sorte que la matière en devienne plus romanesque. Il en donne la preuve finale et absolue dans «Les Cavaliers», son dernier roman paru en 1967, qui s’inspire des nombreux voyages et reportages effectués en Afghanistan dès 1916 et jusqu’au milieu des années 1970. Il continue de faire découvrir au public francophone une terre, une culture, des paysages inconnus, décrits dans plusieurs reportages et transcendés, tel un rêve, dans ce que l’on considère comme son meilleur roman.
En 1927, Joseph Kessel mettait un point final à cette querelle stérile: «Quand le talent parle, il n’y a ni journalistes ni romanciers. Il y a des écrivains. Mais ce qu’il faut dire – et qui m’est particulièrement agréable à reconnaître, car je le sens comme un devoir de gratitude – c’est que le métier de journaliste donne rapidement, fortement, richement, une matière première qui fait le capital d’un romancier».

Laurent Passer

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