Le banal du quotidien balise notre potentiel. Il aveugle nos sentiments, il les fragmente, les pulvérise. Mais voilà qu’en se frottant à l’œuvre de l’artiste genevoise, ces béances perceptives se confrontent à une vitalité troublante qui veut nous rappeler au soi-même, à l’autre, au monde. Fascinée par notre société contemporaine, Mauren Brodbeck, 46 ans, fait de la recherche de l’identité sa thématique majeure. Et lorsque, en cette fin d’année, elle présente sa série «A Moving Image of Eternity» au salon international de la photographie de Kiev, c’est à travers «le sens profond et l’authenticité de notre monde naturel» qu’elle convie à un regard sur les racines de l’être «qu’il s’agit, dit-elle, de nourrir avec soin. Nous oublions parfois à quel point nous sommes intimement et énergétiquement liés à la nature».

Et de rappeler le constat tiré des mesures de confinement pour contrer la première vague pandémique: «Pour la première fois dans l’histoire moderne, nous avons pu observer l’impact de nos activités sur l’environnement et reconnaître la capacité puissante de la nature à se régénérer et à croître. On a vu, par exemple, les poissons réapparaître dans les canaux de Venise en quelques jours, tandis que le CO2 a chuté mondialement. Il ne s’agit plus de s’emparer de la nature et de la dominer, en supposant que c’est un droit».

Une arme contre l’amnésie

Qu’elles soient personnages ou paysages, les images de Mauren Brodbeck prennent toujours pour socle la réalité visuelle qu’elle soumet par l’usage de différents médias aux manipulations de l’espace et du temps et à son jeu du montré-caché, pour inculquer à ses réalisations une émotion, une perturbation particulière. Dans sa quête de l’essence des êtres et des choses, elle masque, gratte les pigments au rasoir, efface, surligne, superpose, digitalise, transforme les lieux photographiés par des surfaces inattendues aux couleurs intempestives très pop art. Un courant hérité de son père, Rino Brodbeck, architecte et peintre. Dans sa série «Erasure , exposée par en octobre dernier à la foire d’art Paper Positions à Munich, elle capte l’âge crucial de l’adolescence; ses «Sonic Landscape» commencés en 2014 donnent de la musique aux paysages à travers un programme informatique qui sait lire les images, tandis que sa série d’installations immersives «Mood Motel» démarrée en 2016 à la galerie genevoise Andata Ritorno livre la représentation d’une société à bout de souffle, qui a toujours besoin de rêver. De la vie de tous les jours, elle relève aussi les calamités, se réfère au scandale de la prison de Guantanamo dans sa série «Shame/vulnerability» pour oblitérer les visages, les enfermer dans des sacs plastiques de magasins à bon marché. Un clin d’œil à la société de consommation qu’elle tourne en dérision, tout comme dans sa série «Extracoated», qui métamorphose des sites touristiques cultes. Que la palette de Mauren Brodbeck, photographe et peintre, s’enrichisse d’univers sonores, cinématographiques ou scéniques, son expression reste d’abord une arme contre l’amnésie, sensible, libre et poétique. Une résistance au monde qui se dérobe derrière la rigidité des représentations sociales. «A force de «on doit», on passe à côté de la vie. J’ai l’impression que nous sommes tellement infinis et qu’un tel questionnement ouvre de nouvelles possibilités. C’est une sorte de libération de se sentir sans limites, ou alors de savoir que lorsqu’on se confronte à elles, elles peuvent être dépassées». Faire éclater les barrières en créant des projets transversaux, c’est dans ses gènes. «Je pense que nous sommes une sorte de mystère. C’est un peu un hommage à cela et en même temps une irrépressible envie de vouloir explorer mes possibilités». Une nécessité intime comme moteur d’un parcours atypique.

La Covid-19 briseuse de barrières

Reconnue à l’international depuis son exposition «reGeneration, 50 photographies de demain», au musée de l’Elysée en 2005, la voilà confrontée comme tous au tournant soudain provoqué par la pandémie. L’actualité a été l’occasion, pour elle, de briser une nouvelle frontière dans son jardin intime. «Face à l’inconnu, j’ai choisi délibérément de lâcher prise. Cette décision a affecté ma démarche artistique. J’abandonne le contrôle du résultat de l’image, j’invite le hasard et l’intuition dans mon processus». Un état d’esprit libérateur qui interpelle, à l’heure où notre intelligence créative apparaît comme une voie princière contre l’incertitude.

Viviane Scaramiglia

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